Vie et mort en quatre rimes

Publié le par Quelles Nouvelles ?





















Nous avons tous, un jour ou l’autre, rêvé de pouvoir nous téléporter, atome par atome. Peu importe où, pourvu que ce soit ailleurs. Mais que penser de cet auteur qui s’évade durablement par la pensée, tandis qu’un spécialiste de littérature commente son œuvre en érudit ? Que penser de cet auteur qui se met à doter les membres de son auditoire d’une vie imaginaire et hautement fantaisiste, à les affubler de noms improbables ?


Rien de plus normal ! répond Amos Oz. L’écrivain s’adonne à cet exercice comme il respire. Constamment et en tous lieux, il voit des situations, des dialogues et des personnages potentiels. C’est plus fort que lui, il faut qu’il fasse joujou avec eux, qu’il les déplace sur l’échiquier de ses récits, qu’il leur fasse enfiler des perruques ou leur taille des costards… Au point qu’il se demande parfois s’il ne serait pas, lui aussi, une marionnette dans les mains d’un démiurge facétieux.


L’erreur serait de croire à un roman classique. Nous sommes plutôt face à une profession de foi. Celle d’un écrivain qui met en garde, entre les lignes, contre la tentation de le prendre au sérieux. Rien de tel que le pied de la lettre pour vous faire trébucher !


Le temps d’une nuit, la longue nuit d’errance d’un célèbre auteur israélien qui n’a aucune envie de rentrer chez lui, après la table ronde où il s’est livré au petit numéro qu’on attendait de lui, Amos Oz nous convainc que l’écrivain est un homme comme les autres, revêtu d’un vernis social sous lequel affleurent désabusement, mesquineries et petites lâchetés.


Un homme comme les autres qui se sert de sa célébrité et de son ascendant pour séduire la « fille sympathique et presque jolie, mais pas vraiment attirante » qui a lu des extraits de son dernier roman avec tant de lyrisme, ce soir-là.


Un homme comme les autres qui se soulage « entre deux haies » et redoute, alors qu’il a bataillé ferme pour atterrir dans son lit, que sa lectrice s’aperçoive que « son membre » a cessé de donner « des signes de vie ».


Ce portrait en creux (on ignore jusqu’à son nom et son apparence) est surtout l’occasion d’une réflexion sur la littérature, ceux qui la font et ceux qui la lisent. Amos Oz n’a pas de réponse tranchée à livrer, mais il a le mérite de (se) poser des questions essentielles, sinon existentielles :


« Qu’est-ce qui te pousse à écrire ? Et pourquoi de cette manière ? Tes textes servent-ils à la société, à l’État, ou contribuent-ils à approfondir les valeurs morales ? Qui ambitionnes-tu d’influencer ? Écris-tu pour la gloire ? Ou pour l’argent ? »


Un témoignage tant personnel qu’universel, de la part d’un auteur acclamé qui a l’humilité de démystifier la figure de l’écrivain, la lucidité de reconnaître la vanité de son œuvre :


« Les contours des montagnes. Les étoiles. Des lumières scintillant aux fenêtres. Un feu tricolore un peu timbré qui change de couleur dans le vide. Des aboiements de chiens, au loin, et un léger remugle d’égout. Pourquoi l’écrire ? Ils existeront toujours, que tu l’écrives ou non, en ta présence ou en ton absence. »


Écrire. Une pulsion qui engendre bien des découragements et des frustrations, une source de douleur aussi :


« Écrire le monde tel qu’il est, tâcher d’emprisonner une nuance, un parfum ou un son dans des mots, c’est un peu comme jouer du Schubert en présence du compositeur qui ricane dans la salle obscure. »


Pourtant, tant que la terre sera ronde, des hommes continueront d’écrire.


Entre naissance et mort, le temps d’une vie humaine, quatre petites rimes qui peuvent peser lourd. À l’auteur de se dépasser pour que ces rimes, en lui survivant, lui offrent l’immortalité.

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Un bémol, cependant. J’ai été désarçonnée par le style atone qu’emploie Amos Oz. La rançon, sans doute, d’une volonté de distanciation affichée… Il m’a quand même fallu attendre la moitié du récit pour m’accommoder de cette aridité et goûter toute l’ironie du texte.

Vie et mort en quatre rimes, Amos Oz, traduit de l'hébreu par Sylvie Cohen, Gallimard

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Publié dans Bonnes nouvelles !

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Q
Comme je le disais dans un précédent billet, on écrit (entre autres) pour être lu, alors merci pour ce beau compliment, Véra.<br /> <br /> [Je me dis souvent qu’il faut avoir tenu un crayon dans la main pour mesurer la beauté du corps humain d'un modèle]<br /> <br /> Esprit d'escalier ? Votre réflexion m'évoque une acception découverte il y a quelques jours dans le "Petit Robert" :<br /> Académie = Aspect du corps nu. "Elle a une superbe académie."<br /> <br /> Quant à l'art, contemporain ou non, vous avez vu ou vous verrez que j'aime bien mettre en avant mes coups de coeur sur ce blog.<br /> <br /> A tout bientôt, chez Léo ou chez moi !
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V
Pour exprimer mon admiration pour ce billet, je pensais à Léo Scheer qui a dit lors d’une conférence : « ça c'est de la critique" !<br /> Comme préliminaires pour inciter le futur lecteur à se précipiter chez son libraire, il n’y a pas mieux. Comme cela a été évoqué, toujours sur le blog de Léo Scheer, les meilleures critiques littéraires seraient celles faites par de bons écrivains. Ou écrivains bons ? <br /> Je me dis souvent qu’il faut avoir tenu un crayon dans la main pour mesurer la beauté du corps humain d'un modèle ou le génie d'un architecte quand il nous prend des envies de bricoler. Même sensation de vertige pour ce qui concerne l’art contemporain lorsqu’en 2006 j’ai découvert la collection de François Pinault au pallazzo Grassi ou celle de Peggy Guggenheim et son parc à rêveries.<br /> A demain, car j’aime bien rendre visite au café de Savine aussi et je m’envole pour « voler » un nuage de capuccino chez Léo qui nous a permis de vous connaître.
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