Superman, sinon rien

Publié le par Quelles Nouvelles ?

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     Je suis assez fier de moi, j’ai réussi à piquer des biscuits en cuisine, personne ne s’est aperçu de rien. Depuis quelques jours, au réfectoire, je mets dans ma serviette en papier une partie du repas pourri qu’ils nous servent, et ni vu ni connu, je la planque dans ma poche. Une fois dans ma chambre, je transfère le tout dans mon sac à dos.


 

     Personne ne se doute de mes projets. Enfin, à part ma voisine de chambre. Toujours à fourrer son nez dans les affaires des autres, celle-là ! Elle m’a vu glisser une cuisse de poulet sous la table, l’autre midi. Elle a roulé de gros yeux, et puis elle m’a fait signe que, bouche cousue, ça resterait entre nous. Je ne m’inquiète pas trop, elle est à l’âge bête où on rit au début et à la fin de chaque phrase. C’est très agaçant mais au moins, personne ne la prendra au sérieux si elle moufte.


 

     Pourquoi je m’en vais ? C‘est très simple. Je m’en vais parce qu’on n’a rien le droit de faire ici, qu’il y a des règles pour tout, que papa-maman me manquent, qu’on m’interdit de leur téléphoner pour leur dire de venir me chercher, leur dire que j’étais mieux chez nous, que je serai sage maintenant, qu’on n’a rien le droit de faire ici, qu’il y a des règles pour tout.


 

     Chaque fois que je demande à leur parler, on soupire, on prend un air excédé, on me dit « Plus tard, plus tard »… Mais plus tard n’arrive jamais.

 

*

*         *

 

     Je contrôle encore une fois le contenu de mon sac à dos : une cuisse de poulet, un plan de la région, des biscuits, un petit canif, mon pyjama en pilou, tout troué mais toujours aussi doux, un flanby, ma brosse à dents, deux quignons de pain, une lampe de poche pour voir la nuit, une pomme à peine entamée, du dentifrice et un savon, et bien sûr, ma kryptonite.


 

     Je n’ai pas d’eau, c’est une faille dans mon plan, je sais bien, mais ils nous surveillent avec leurs yeux de sniper, ces chacals, et je me voyais mal embarquer une carafe sous ma serviette en papier… Heureusement je suis débrouillard, je compte boire l’eau de pluie retenue par les feuilles des arbustes, ou bien je scierai un cactus avec mon petit canif, il y a de l’eau dans les tiges, ça semble dingue pourtant j’ai lu ce truc dans un roman d’aventures.


 

     Ma kryptonite ? Je l’ai trouvée il y a un moment déjà, je ne sais plus trop quand, ils nous avaient emmenés faire une petite balade en forêt, tout le monde monte dans le bus, ça vous fera du bien une petite balade en forêt, tout le monde descend du bus, allez vous dégourdir les jambes ! Moi je la traînais, la jambe, je n’ai jamais aimé les voyages organisés, c’est comme ça que je me suis retrouvé bon dernier, comme ça que je l’ai aperçue. Elle gisait un peu à l’écart du sentier, on aurait dit une pierre de rien à la regarder comme ça, mais j’ai tout de suite senti qu’elle venait d’une autre planète. On aurait dit une de ces pierres bizarres que crachent les volcans en colère, toute noire et toute trouée.


 

     Je me suis penché et je l’ai ramassée. Elle m’a brûlé et j’ai failli la lâcher aussi sec. Premier indice. J’ai tenu bon et je l’ai soupesée. Au premier abord on aurait pu croire qu’elle était dense, qu’elle allait peser son petit poids, mais elle était aussi légère que l’oisillon qui vient de naître. Deuxième indice. Le troisième indice, j’ai oublié ce que c’était, mais une chose est sûre, ce jour-là, il y avait un troisième indice, vrai de vrai ! Tout ça mis bout à bout m’a convaincu que je tenais dans mes mains la kryptonite. La seule, l’unique.

 

 

     Il m’a encore fallu un peu de temps pour admettre que j’étais l’élu. Ce n’est pas le genre de nouvelle qu’on digère facilement. L’idée a donc fait son petit bonhomme de chemin dans ma tête. Et au bout de ce chemin, je me suis dit : OK, d’accord, entendu, je serai Superman. Superman, sinon rien.


 

     Ça va en boucher un coin à papa, quand il me verra arriver en vol plané par la fenêtre du salon, depuis le fauteuil où il bourre sa pipe. Lui qui dit toujours que je ne suis bon à rien, qu’on ne fera rien de moi – qui le dit ou le pense très fort en tout cas, je le vois à la façon dont il mâchouille sa lèvre chaque fois qu’il me regarde à la dérobée.


 

     Pour ce qui est du vol plané, je me rends bien compte que je m’avance peut-être un peu. Je serai déjà content si j’arrive à couvrir dans les airs la majeure partie de la distance qui me sépare de papa-maman. Je devrai probablement faire des arrêts pour me reposer, marcher un peu le temps de recharger mes batteries. D’où le plan de la région piqué dans le bureau de la directrice. J’ai tout prévu.


 

     Quand ils montrent Superman dans les vieilles bandes dessinées, celles que m’a données papa, avec les pages jaunies, usées à force d’avoir été tournées, ils le représentent toujours le poing serré, comme s’il brandissait un étendard ou quelque chose dans le genre. J’ai bien réfléchi et je pense que c’est juste du folklore. Je pense que c’est censé symboliser qu’en plus de voler, il défend la cause de la veuve et de l’orphelin, les jours où il ne sauve pas le monde bien sûr. Du folklore tout ça, du folklore. À moins que ça serve à le rendre plus aérodynamique, à lui faire fendre l’air comme le bec d’un oiseau ou le nez d’un avion ?


 

     Je serai déjà content de voler à peu près droit, les zigzags ça rallonge la route, alors mon poing, je pense qu’il restera dans ma poche, à serrer ma kryptonite pour éviter qu’elle tombe en plein vol. Ça serait la cata. Ouais, je serai déjà content de voler à peu près droit, alors sauver le monde, on verra plus tard. Je vais commencer par me sauver moi. Me sauver et rentrer chez papa-maman. Après, Superman débarrassera la table, fera la vaisselle, passera l’aspirateur, tout ce qu’ils veulent, pour leur faire oublier que je me suis échappé d’ici.

 

*

*         *

 

     J’enfile le costume rouge et bleu que j’ai bricolé avec des vieux vêtements à moi et j’admire mon reflet dans la glace. Ça en jette ! Je ne sais pas si ça m’aidera à voler plus droit, c’est peut-être un détail, je ne sais même pas si ma panoplie aura une influence quelconque sur mes superpouvoirs, pas eu le temps d’étudier la question, mais je ne peux pas me permettre de laisser quoi que ce soit au hasard. Peut-être que Superman a l’impression d’avoir besoin de son costume alors que ça ne lui sert à rien, comme Dumbo avec sa plume ?


     Après tout, même les super-héros ont le droit d’avoir leurs faiblesses, ça les rend plus humains en un sens. En tout cas Superman prend systématiquement le temps de se changer, des fois dans une cabine téléphonique, des fois dans un ascenseur, toujours dans des espaces confinés, pas pratique, moi au moins j’ai une chambre avec une glace pour vérifier que je n’ai pas le collant à l’envers ou une étiquette qui dépasse.


 

     Le grand moment est arrivé. Je suis fin prêt. J’ouvre la fenêtre en prenant un tas de précautions. J’ai attendu qu’il fasse nuit noire, ça serait trop bête de me trahir en faisant couiner les gonds ! J’ai mon sac sur le dos, je serre ma kryptonite d’une main et ma lampe de poche allumée de l’autre. Je monte sur ma chaise et puis je grimpe sur l’appui de fenêtre. J’évite de regarder en bas, ma chambre est au quatrième étage et j’ai le vertige, je sais c’est absurde dans ma situation, alors que je m’apprête à prendre mon envol, ça doit être ce que les adultes appellent l’ironie de la situation.


 

     J’adresse un dernier message télépathique à tous les habitants de la baraque, pensionnaires et surveillants compris : Salut les nazes, je me casse ! Je prends une profonde inspiration, je serre si fort ma kryptonite que tous ses reliefs doivent s’être incrustés dans ma paume, je fais un pas en avant, je balance la jambe dans le vide et je m’envole, c’est merveilleux, terrifiant et grisant à la fois, ça marche, je vole, je vole !


 

… / …

 

La Dépêche du Midi

 

Mort tragique aux Riants Jardins

 

     Un octogénaire a été retrouvé mort ce matin dans le parc des Riants Jardins. Au vu des premières constatations, il serait tombé par la fenêtre de la chambre qu’il occupait, au quatrième étage de la maison de retraite.


 

     Accident tragique ou suicide, l’enquête devra le déterminer. De même qu’elle devra établir si la responsabilité de l’établissement est engagée. Le pensionnaire, veuf et sans enfants, sans parents connus, souffrait en effet d’un Alzheimer avancé. Ce terrible événement pose à nouveau la question de l’encadrement de ces malades et de leurs conditions de vie.

 

     Détail cocasse en d’autres circonstances, la victime portait un costume rouge et bleu visiblement cousu par ses soins.

 

Publié dans Dans mes tiroirs

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